25.01.2024 | Matthias Jaggi | SLF News
Le technicien du SLF Matthias Jaggi raconte son expédition dans l'Antarctique. Troisième partie : transport de caisses, creusement d'un trou et travail de punition.
Je constate avec stupéfaction que mon dernier article de blog remonte déjà à près d’un mois, mais c’est plutôt bon signe pour moi que le temps passe si vite. Et c’est effectivement le cas, même si certains jours il est difficile d’éviter le blues d’expédition dans un coin quelconque de la station. Oui, même quand on a le privilège de travailler dans une région de la planète aussi unique, solitaire et magnifique, il peut arriver qu’on doive prendre sur soi pour se rendre sur son profil de neige habituel. Ce qui m’aide alors, c’est de casser provisoirement la routine quotidienne en me donnant le sentiment de pouvoir agir de manière indépendante. Par exemple, sauter le repas du soir et se préparer soi-même un muesli plus tard, courir dans la station en short et sans radio et sentir le froid mordant ou, pour la troisième fois déjà, concocter une brioche pour le petit-déjeuner. Le chef de cuisine était un peu sceptique au début, mais les Italiens et les Français aiment bien le sucre le matin, et cela a donc été apprécié. À tel point que mon gage est désormais de faire de la pâtisserie lorsque j’ai loupé quelque chose dans la station.
Le convoi en provenance de Dumont d’Urville est arrivé chez nous, au Dôme C, la première semaine de décembre, après presque quinze jours de voyage, et avec lui le reste de mon matériel de recherche. J’ai donc immédiatement entrepris de sceller les échantillons de neige prélevés fin novembre dans le profil, dont nous voulons étudier la microstructure à Davos avec le tomodensitomètre. J’aimerais expliquer brièvement pourquoi et comment on scelle des échantillons de neige. Imaginez que vous mettiez un échantillon dans une boîte, que vous colliez un timbre dessus et que vous l’envoyiez à l’autre bout du monde. Dans le meilleur des cas, votre correspondant se retrouverait avec un carton humide entre les mains à l’arrivée du facteur. Ça ne marche donc pas !
On doit aussi s’assurer que l’échantillon de neige reste bien froid pendant tout le transport. L’expérience montre toutefois qu’un refroidissement parfait sur un trajet de 15 000 kilomètres avec transbordement est plutôt utopique. J’ouvre une parenthèse scientifique : même si je me gèle souvent les mains dans le profil, la neige reste physiquement un matériau « chaud » et donc propice aux transformations. Chaud parce que sa température est proche du point de fusion, même ici, dans l’une des régions les plus froides du monde (« température homologue élevée » dans le jargon scientifique). L’acier, par exemple, qui est loin de son point de fusion aux températures habituelles sur Terre (basse température homologue), ne subit pas d’évolution de sa structure ni de ses propriétés physiques.
Expédition de neige ¶
Un transport frigorifique à un prix abordable ne permet pas de réduire la température homologue de la neige au point qu’aucun changement microstructurel ne se produise. Et c’est là qu’intervient le scellement des échantillons. En remplissant l’espace poreux entre les cristaux de neige, nous empêchons les molécules d’eau de se sublimer et de se redéposer ailleurs, ce qui modifierait la structure. Le fluide de scellement doit bien sûr présenter quelques caractéristiques spécifiques. Par exemple, il doit être encore liquide juste en dessous du point de congélation, ne doit pas dissoudre chimiquement la glace et doit être solide à moins vingt degrés Celsius. Le scellement préserve donc la microstructure de la neige, ce qui permet encore de mesurer l’état de la neige des mois plus tard au scanner.
Noël et le Nouvel An sont déjà loin pour tout le monde à la mi-janvier. Je peux donc passer sans remords à mon profil de neige de mi-saison. Il était prévu que sa profondeur soit de deux mètres et demi, et il est alors indispensable d’ajouter un palier en creusant, car il est presque impossible de projeter directement la neige hors du trou. Aussitôt dit, aussitôt fait, et pour contribuer au plaisir, mon aide bénévole a lancé le chronomètre. Nous avons donc creusé comme des désespérés et, après 58 minutes, nous sommes arrivés complètement essoufflés à la profondeur souhaitée. Un profil de neige, c’est presque du biathlon : on peut se donner à fond en creusant, mais la caractérisation de la neige et l’utilisation des instruments de mesure exigent à nouveau une concentration et une précision maximales.
Prototype en test ¶
Je mets en œuvre des méthodes de mesure établies, mais j’ai aussi un appareil prototype que je teste sous toutes les coutures. Ce développement a été réalisé avec le soutien financier d’Innosuisse, dont l’objectif est de concrétiser le savoir issu de la recherche en collaboration avec l’industrie de manière à ce qu’il atteigne la maturité commerciale et trouve en principe le chemin du « grand » public. Grâce au SnowImager du SLF, il devrait être possible pour la première fois de mesurer un profil de neige en deux dimensions sur une grande surface. Les méthodes utilisées jusqu’à présent sont essentiellement des mesures ponctuelles et, avec un peu d’application, il est possible de les combiner en les alignant les unes derrière les autres pour obtenir un profil unidimensionnel. Dans les Alpes, où les couches de neige sont généralement assez horizontales et plutôt homogènes, un profil vertical unidimensionnel représente assez bien le manteau neigeux. Or, avec le SnowImager, on mesure en deux dimensions. Si l’on renouvelle la procédure profil après profil, on obtient quasiment la structure spatiale tridimensionnelle du manteau neigeux. Comme en Antarctique, il est moins formé directement par les précipitations que par le transport par le vent, sa stratification est très inhomogène. Pour effectuer une caractérisation physique propre, les deuxième et troisième dimensions sont en fait indispensables. Grâce à notre partenaire industriel Davos Instruments AG, le prototype du SnowImager est déjà parfaitement opérationnel, ce qui n’est pas forcément le cas pour tous les prototypes. Pourtant, en l’utilisant par temps venteux, à des températures ressenties de moins cinquante degrés Celsius et avec les doigts gelés, on imagine rapidement les perfectionnements qu’il faudra apporter lors de la révision bien au chaud dans un bureau. C’est donc, en plus de mon projet principal, un petit projet secondaire, qui nous aidera définitivement à améliorer la compréhension des processus du manteau neigeux antarctique.
Sinon, une fois par semaine, nous apportons des caisses de carottes de glace de Little Dome C (projet Beyond EPICA) à Dome C. La moitié des carottes de glace est stockée sous terre ici, sur le Dôme C, en vue d'une conservation à long terme, tandis que l’autre moitié est envoyée par conteneur réfrigéré à la fin de la saison dans différents laboratoires en Europe pour y être étudiée plus en détail. On cherche toujours des volontaires pour décharger les caisses et pour moi, c’est un changement bienvenu.
Et bientôt, il sera temps de faire les bagages…. Nous y reviendrons plus tard.
Déjà paru: ¶
- Partie 1 : l'arrivêe
- Partie 2 : enfin libre !